Coût de bol

Il y a maintenant quelques années, mon ami Fabien s’est reconverti dans la céramique. Lorsqu’il a organisé sa première vente, j’ai décidé d’y aller pour le soutenir en lui achetant quelque chose.
Quand je suis arrivée, j’ai été un peu gênée car tout me semblait terriblement cher.
Je gagnais bien ma vie alors, le problème n’était pas là mais dans mon système de valeur. Pour moi, une tasse ne coûtait que quelques euros. Mais je ne voulais pas partir les mains vides et puis tout était joli.
J’ai acheté un bol à 35 euros.


J’ai encore pris mon café dedans ce matin et je l’aime toujours autant.

Cette gêne, cet effarement, je les sens dans mon entourage depuis que j’ai entamé ma propre reconversion.

J’ai d’ailleurs commencé par les ressentir moi-même quand j’ai réalisé mes tables de chevet chéries (pour les revoir c’est ici) et que j’ai calculé leur potentiel prix de vente avec mon prof en me basant sur le temps qu’il aurait mis à les faire. Nous sommes arrivés ensemble à un tarif unitaire de 750 euros, soit 1500 euros pour la paire.
J’ai mis au moins 15 jours à assimiler l’information : j’avais imaginé, dessiné et construit de mes mains deux petits meubles qui valaient 1500 euros.

Quand j’ai digéré cette nouvelle et que j’en ai parlé autour de moi, mes amis et ma famille ont tous pensé que j’étais dingue, que je m’étais trompée, que j’avais compté le nombre d’heures que la pauvre débutante que j’étais avait mis à les faire, bref un prix pareil n’était tout simplement pas pensable.

(Personne ne me les a donc achetées et je m’en réjouis chaque jour. J’ai de chaque côté de mon lit un joli morceau d’auto-estime qui en plus servent de tables de nuit.)

On m’a souvent demandé quel a été le facteur déclenchant de ma reconversion.
Bien sûr, le coup de pied au cul de la souffrance au travail m’a aidée à prendre la décision de changer de vie. Mais j’avais déjà commencé à évoluer sur bien des sujets depuis des années et mon mobilier était depuis toujours composé d’objets détournés, de vieilleries familiales et autres divines trouvailles de trottoir.

J’ai longtemps accepté sans même y réfléchir le système qui nous est imposé : travailler plus pour dépenser plus, la consommation comme seul but, le shopping comme passe-temps, renouveler sa garde-robe tous les trois mois pour essayer de devenir celui ou celle qu’on nous suggère en permanence qu’on devrait être à grand renfort de publicité et de média, acheter des objets et de la nourriture sans s’interroger sur leur provenance ni leur composition.

Et puis…
Le corps qui se détraque et qui force à se poser des questions et à changer son mode de vie.
Cette couverture de Elle grâce à laquelle j’ai arrêté d’acheter des magazines féminins : «Psycho : pour quel sac à main êtes-vous faite ?». (véridique)

Une prise de conscience lente, inéluctable et salutaire.
Je faisais partie de ce système, je l’ai quitté autant qu’il m’était possible de le faire et je continue à m’en éloigner doucement.

Ce système fausse la valeur des choses, du temps et du travail.
Nous trouvons normal que nos objets et notre nourriture soient fabriqués à l’autre bout du monde à des prix dérisoires, nous nous réjouissons d’acheter n’importe quoi en soldes toute l’année, de tout négocier.
Plus rien n’a de prix.
Et si l’on compare celui d’un objet produit en France à son clone chinois, il sera toujours 100 fois plus cher.

Je dois donc en permanence expliquer voire même justifier mes prix.

Auprès de ceux qui ne se sont jamais posé ces questions et dont je faisais partie il n’y a pas si longtemps que ça.
De ceux qui savent faire des choses de leurs mains et comparent le temps supposé passé à le réaliser au prix de vente annoncé.
Et de ceux qui pensent que crever de faim c’est le prix de la liberté que j’ai choisie.

Mais je n’ai pas trouvé un nouveau passe-temps pour occuper mes dimanches, non : j’ai dû choisir un nouveau métier car je ne pouvais plus exercer le précédent.
Ce qui signifie que le prix de mes objets comprend aussi mes charges (location d’atelier, achat de bois, produits de finitions, assurances, taxes, impôts, communication, démarches commerciales…) et doit me permettre de vivre : avoir un toit sur la tête, manger, me chauffer, m’habiller, donc d’avoir l’équivalent d’un salaire.

Et je suis assez scandalisée par cette idée évidente pour tout le monde : je serai pauvre jusqu’à la fin de mes jours.
Dans les faits, ça semble acquis puisque le système est ce qu’il est, mais est-ce que nous pouvons prendre une minute pour y réfléchir ?

Est-il normal qu’un comptable soit mieux payé qu’une infirmière ? Une directrice des ressources humaines que le maire d’un village ? Un responsable marketing qu’un paysan ? Un métier soit-disant intellectuel qu’un métier tout aussi soit-disant manuel ?

Est-ce que mon travail a moins de valeur maintenant que ce sont mes mains qui sont supposées travailler et plus uniquement ma tête ?

Je vous laisse avec ces questions.

(En espérant vous faire bien culpabiliser et que vous m’achetiez des objets épouvantablement cher pour compenser ! Et si ce que je fais ne vous plaît pas, trouvez un artisan, un artiste, quelqu’un qui essaye de vivre de ce qu’il aime faire près de chez vous et achetez-lui des jolies choses.)

 

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